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Avec ce beau temps qui dure, je ne vais pas pouvoir m’éteindre à l’aise. L’eau rare qui circule dans mes artères risque de se colorer. Je reprendrais goût à la vie, ce serait une catastrophe. J’étais bien tranquille dans cette préfiguration de tombeau qu’est mon logement, dont je n’arrive plus à acquitter le loyer. Le temps que nécessitent les formalités d’une expulsion, l’huissier n’aurait trouvé qu’un cadavre. Je ne peux pas me permettre de fantaisies aussi dispendieuses que l’envie de vivre.
Le ciel se découvre comme un passant devant un corbillard. Ce n’est pas de jeu. La Hollande est loin, loin. À des millions d’années-lumière. Étoile morte qui me fait encore signe. Ce serait plutôt moi, l’étoile morte. Moi l’étoile. Le danseur étoile. Le baiseur étoile. Le buveur étoile. Rethel même est si loin avec sa pluie fuligineuse. J’ai écrit : fuligineuse, Dieu me pardonne ! c’est un mot qui sent son Verhaeren à plein nez. J’en ai lu des phrases, que j’ai oubliées, toutes oubliées, des phrases, des pages, des rames interminables de papier imprimé. Je suis quand même réduit à n’user que d’un vocabulaire aussi étriqué que ma personne, lexique avorté que traverse soudain le mot : fuligineux. Sirène de l’ambulance. Pas pour moi, pas ; encore. Y aura-t-il une ambulance ? Moi, j’ai déjà été en ambulance, pin, pon, crie un gosse dans la rue. La petite fille le regarde avec admiration. Elle, son père est pompier, elle n’aura jamais cette chance. Y a jamais le feu chez les pompiers, dit-elle. Ça la rend toute triste. Console-toi, fillette,
dans un grand lit carré
dans un grand lit carré,
nous dormirons ensemble lon la
Il pleuvait ce soir-là sur Rethel comme sur Brest, et nous aurions un lit plein d’odeurs légères. Raconter l’histoire en n’employant que les phrases des autres. Rien ne m’appartient, rien ne m’aura appartenu. Je me glisse vers toi, tu m’ouvres les bras, tu dis doucement, si doucement que je l’entends à peine : viens. Tu prononces mon prénom. Il pleut doucement sur la ville. Il pleut doucement sur mes lèvres. Il pleure dans mon cœur on n’est jamais tranquille il fait noir il fait nuit il fait nuit noire à Paris c’est une pitié. Rien n’est plus simple en apparence. C’est toi qui prétends que je ne suis pas simple. Tu as sans doute raison, je complique tout. « Viens. » Je ne serai jamais en toi, à l’intérieur de toi, scellé dans ton corps. Je suis dehors, dehors pour toujours, dehors sous la pluie, crying on the rain. Une plainte longue et monotone. La pluie et les larmes sur mon visage, la vitre dégoulinante et le soir qui tombe, le train, il y a toujours un train qui siffle, un chien qui aboie, une chouette qui ulule. L’homme aux larmes, je décalque Klee, Lomolarm.
La couverture du livre est noire, le livre a la forme d’un cercueil, il s’ouvre comme un cercueil, bien que les cercueils demeurent clos, les pages sont empilées dedans, empilées, c’est risible, on décloue le cercueil, oui, il faudra le déclouer, ce qu’on trouve c’est des pages, des pages, un monceau de pages qui pèsent le poids d’un squelette, qui sont décolorées comme ses os, illisibles comme le regard de ses orbites et qui s’effritent au moindre souffle. On ramasse le petit tas de poussière, le vent passe par là, tout s’est envolé. Le cercueil peut encore servir. Il est comme neuf.